Jeudi 29 février, 13h35 : voici donc un extrait de ma conversation avec le chatbot du Crédit Mutuel.
En face to face avec l’absurdité du monde : Moi tentant désespérément de parler à un putain d’humain, une demande manifestement non intelligible par le robot qui me sert d’interlocuteur.
Il est indéniable que les technologies modernes sont des outils puissants qui facilitent nos rapports sociaux.
Elles nous permettent de nous connecter instantanément avec des personnes du monde entier, voire même de partager nos pensées les plus intimes et de cultiver des relations significatives, même à distance.
Pourtant ça fait tout drôle quand on se rappelle que ces outils (allant du simple téléphone aux IA les plus complexes) sont par essence
des entités froides et impersonnelles qui traitent les informations de manière mécanique, sans égard pour la complexité de l'expérience humaine.
Le duo d’artistes japonais Exonemo, composé de Kensuke Sembo et Yae Akaiwa, explore justement la question de la physicalité et des émotions humaines à l'ère du numérique à travers une approche très critique souvent teintée d'un peu de sarcasme et de subversion (et c’est pas pour nous déplaire).
Leur œuvre “I randomly Love You /hate you” illustre bien la complexité de notre rapport à la technologie et comment cela façonne des relations interpersonnelles.
Les robots sont de plus en plus intégrés dans notre vie quotidienne, les machines deviennent des extensions de nous-mêmes, amplifiant notre capacité à communiquer et à exprimer nos émotions de manière plus fluide et plus rapide que jamais auparavant, ce qui a un impact non négligeable sur notre perception de l’intimité.
Ici nous sont présentés deux moniteurs sur lesquels nous pouvons voir défiler une conversation iMessage infinie. Les interactions sont simples :
Sur l’un des moniteurs, l’un envoie “I (insérer un adverbe) love you” et l’autre répond “I (insérer un autre adverbe) hate you”. Et sur l’autre moniteur, c'est l'inverse, bref vous avez compris le principe.
L’adverbe est choisi au hasard par un algorithme parmi 300 options de mots. Des fois ça fait sens, d’autres fois ça crée des phrases qui ne veulent rien dire bien sûr.
Dans le contexte de "I randomly love you / hate you", les machines agissent comme des médiateurs neutres dans un échange émotionnel humain, reproduisant mécaniquement les mots et les sentiments sans véritable compréhension ou empathie.
Ce qui rend cette œuvre particulièrement fascinante, c'est le contraste saisissant entre les émotions humaines intenses représentées par les mots "amour" et "haine", et les processus impersonnels par lesquels les machines traitent ces informations.
C'est comme si l'essence même de l'humanité était mise en scène dans un duel avec la froideur calculatrice des machine.
C’est pour le moins glauque et presque kafkaien comme ambiance.
Sherry Turkle, sociologue, psychologue clinicienne et chercheuse américaine renommée, spécialisée dans l'impact des technologies numériques sur la société et les relations humaines, et professeure au MIT (rien que ça), s’est penchée sur comment ces outils de communication façonnent nos interactions sociales, influençant la manière dont nous nous présentons et interagissons avec les autres dans son ouvrage
"Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other".
Elle arrive à des conclusions qui font particulièrement écho au travail d’Exonemo : Turkle souligne comment les réseaux sociaux et autres plateformes de communication en ligne encouragent souvent une présentation de soi idéalisée et superficielle.
Les individus peuvent se sentir contraints de créer et de maintenir une identité en ligne qui correspond aux attentes sociales, ce qui peut altérer leur perception de leur identité réelle et compromettre leur authenticité. Elle observe également une tendance à éviter l'intimité réelle au profit de l'intimité virtuelle. Les interactions en ligne offrent souvent une façade de connexion et de partage, mais elles peuvent en réalité entraver le développement de relations authentiques et significatives basées sur la véritable vulnérabilité et l'engagement émotionnel.
Et ça pose une question majeure :
À quel point notre identité est-elle façonnée par les algorithmes ?
Car notre identité personnelle est en partie construite par nos relations avec les autres, c'est ce qui constitue en partie notre “personnalité”.
Mais nous avons besoin de la validation sociale de pairs, donc nous nous mettons en scène sur les réseaux, comme ceux-ci nous invitent à le faire, nous nous plions à leurs codes. Des codes imaginés par des algorithmes incapables de percevoir la beauté de la complexité humaine.
Si cela a autant d’impact sur nos interactions sociales, comme semble l’avancer Turkle, sommes-nous encore capables d'éprouver des émotions authentiques ou sommes-nous devenus des robots qui agissent de manière à correspondre à ce que les machines attendent de nous ?
On se croirait dans Terminator.
Peut-être que je pars un peu loin, mais le philosophe Jacques Derrida a lui aussi exploré le sujet et nous aide à comprendre
comment on se construit en tant qu'individu et comment on interagit avec les machines.
Il parle notamment de "déconstruction", qui remet en cause nos idées sur la stabilité et la certitude des choses. Pour lui, nos identités et ce que nous comprenons du monde sont toujours en train de changer, influencés par plein de choses différentes.
Dans le travail d'Exonemo, cela se manifeste dans la façon dont les machines interprètent nos émotions.
Elles créent une sorte de distance entre ce que nous ressentons réellement et comment elles comprennent ces émotions, ce qui peut entraîner une déformation ou une altération de la signification originale.
J’ai très récemment découvert le travail de ce duo d'artistes qui m’a subtilement invité à réfléchir notamment sur
la notion d'identité dans un monde numérique en constante évolution, où nos interactions en ligne peuvent façonner notre perception de nous-mêmes et des autres.
Ils nous poussent à remettre en question la réalité et la virtualité, à explorer la frontière entre le tangible et le numérique, entre le réel et l'imaginaire.
En plus, leur refus de se conformer aux normes artistiques traditionnelles reflète une philosophie de la liberté créative, où ils se moquent gentiment des conventions établies pour mieux les transcender, et ça chez .FLAW on adore.
En somme leur travail nous invite à repenser notre relation avec le monde numérique, à trouver la beauté et à embrasser le chaos créatif qui définit si bien l'ère digitale.
Évidemment leur CV n’est pas juste constitué de l’œuvre “I randomly Love You - I hate you”, donc je vous invite vivement à aller checker le reste de leur taff parce que c’est vraiment une dinguerie (et leur site est trop stylé) : exonemo.
Copyright : Cécile Rivals