"Mais c'est de l'art, ça ?"
Vous êtes-vous déjà demandé quels étaient les critères qui vous permettent de définir si un objet est une œuvre d'art ou pas ?
Est-ce que c’est une histoire de ressenti ? Une impression un peu mystique sur laquelle vous ne sauriez poser des mots ?Est-ce en raison d'un ressenti presque mystique sur lequel vous ne sauriez mettre des mots ?
Est-ce que c’est une question de beauté ? Ok, mais dans ce cas, il faudrait pouvoir définir ce qu’est la beauté, et comme (jusqu’à preuve du contraire) vous n’êtes pas Platon, ça risque d’être compliqué.
Ou alors c'est peut-être simplement parce que l'objet en question est présenté selon des codes muséaux : dans une galerie ou un musée, sur un mur blanc, avec un cartel en bas à droite ?
Il est aussi possible que vous considériez qu’une œuvre en est une parce qu’elle a de la valeur. Sauf que là aussi, on a un problème : valeur et prix, c’est deux choses différentes. C’est lié, certes, mais beaucoup de choses très chères n’ont en fait aucune valeur concrète. C’est le principe même de la spéculation, et je ne vous apprends rien quand je vous dis que le marché de l’art est très, très, très (très) spéculatif.
En tout cas, le fait que vous vous posiez la question sur ce qui fait une œuvre, c’est peut-être un bon début pour comprendre le travail de CB Hoyo, artiste cubain né dans les années 90. Comme ça, j’avoue, on dirait que c’est juste des trucs random écrits avec des couleurs vives sur des toiles, mais justement ! Il ne se contente pas de jouer avec des couleurs et des formes ; il joue avec des idées. Son travail est une méditation sur des questions telles que :
Qu'est-ce que l'authenticité ? Qu'est-ce que la valeur ? Et surtout, qu'est-ce que l'Art lui-même ?
(rien que ça)
Autodidacte, il a élargi son répertoire pour inclure de tout, de la peinture à l'écriture, en passant par le dessin. Mais ne vous y trompez pas, il n'est pas là pour jouer selon les règles. Commençons par sa série "Fakes", par exemple. Un évident pied-de-nez à l'histoire de l'art. En réinterprétant des œuvres célèbres, Hoyo nous demande si une copie peut avoir autant de valeur que l'originale. Après tout, qu’est-ce qui les différencie ? C’est la même peinture, la même technique, la même taille…
C'est une question qui remonte à Walter Benjamin et à son essai "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique". Je vous spoil : pour Benjamin, l'original possède une "aura" que la copie ne peut jamais égaler, et cela n’a même pas grand-chose à voir avec l’auteur de l’œuvre originale ou celui de la copie.
On vous conseille d'ailleurs vivement de vous pencher sur ce livre si vous voulez commencer à vous intéresser à l'art contemporain, car cette petite centaine de pages est réellement fondatrice de nombreux mouvements artistiques actuels.
Mais Hoyo nous défie de remettre en question cette idée. Dans un monde saturé de reproductions, avec l’émergence des IA (qui, justement, se nourrissent d’œuvres déjà existantes pour en produire de nouvelles), l'"aura" a-t-elle encore de l'importance ? Est-ce que ce n’est pas juste un concept à la con qui nous permet de vendre des tableaux très chers ? À quel point peut-on détacher la valeur d’une œuvre de son auteur ? Décidément, il y a des questions à se poser…
Ces "Corny Quotes" sont une autre couche de son exploration philosophique ; ce sont comme des tweets manuscrits sur toile, capturant l'absurdité et la beauté de la vie moderne. Hoyo interroge ici la notion platonicienne de "forme idéale".
Bon, je sais, les cours de philo de terminale, ça date un peu, donc je m’explique : en art, chercher la beauté, c’est chercher la forme idéale qui témoignera le plus fidèlement du regard de l’artiste. Transformer une idée, un concept, en quelque chose de tangible, de perceptible par au moins un de nos cinq sens. En fait, chercher la beauté, c’est chercher la vérité, non pas au sens strictement factuel, mais plutôt au sens de recherche de l'essence profonde de l'expérience humaine. Même les œuvres qui semblent détachées du beau traditionnel peuvent être inscrites dans cette quête de vérité et de justesse.
Ici, il s'attaque aussi à la philosophie du langage, à la manière d'un Wittgenstein (vous êtes grands, je vous laisse le googliser).
Les mots, écrits à la main sur la toile, deviennent des objets d'art, nous forçant à réfléchir sur le pouvoir et les limites du langage lui-même. Les citations, souvent introspectives, sont comme des aphorismes modernes qui rappellent les réflexions existentialistes de Sartre ou de Camus. Elles nous invitent à confronter l'absurdité de la vie, tout en cherchant un sens dans le chaos.
C’est léger, sans fioriture, c’est juste sincère.
Ces phrases auraient presque l’air d’être des réflexions sans valeur profonde ; on dirait presque que l'artiste parle pour ne rien dire, mais justement (vous commencez à comprendre ?).
Ces phrases-là, écrites à l’arrache sur de grandes toiles qu’on place ensuite dans des musées, elles veulent tout de même dire quelque chose de notre époque, non ?
Ce qui est fascinant chez Hoyo, c'est sa capacité à mélanger le personnel et le politique. Il tire de son héritage caribéen, de ses luttes avec la dyslexie, et de son regard sur le monde pour créer des œuvres qui sont à la fois accessibles et profondément réfléchies.
Vous n'avez pas besoin d'un diplôme en histoire de l'art pour "comprendre" son travail. Il parle le langage universel de l'expérience humaine. Il critique ouvertement le système de l'art, remettant en question les notions établies d'authenticité et de valeur. Il aime jouer avec les limites de ce qui est acceptable dans le sanctuaire sacré de l'art contemporain.